La Collection

Fonds d’origine

Lors de sa création, le patrimoine de la Fondation William Cuendet & Atelier Saint-Prex était constitué, pour partie de la collection de gravures de Dürer et Rembrandt réunie par le pasteur William Cuendet (1886-1958), et pour le reste de la collection d’estampes données par Pietro Sarto (né en 1930), dépositaire des archives des ateliers de Villette et de Saint-Prex, constituées des planches gravées et imprimées de nombreux artistes contemporains ayant œuvré sur place. À ce noyau d’origine est venu se greffer au cours des ans les pièces collectionnées par le peintre-graveur Gérard de Palézieux. Récemment la Fondation s’est encore enrichie grâce à de nombreux dons, legs et acquisitions.

Collection William Cuendet

Dès le milieu des années 1970, grâce à Gérard de Palézieux, les héritiers de William Cuendet (1883-1958) ont établi des contacts avec les membres de l’Atelier de Saint-Prex, Albert-Edgar Yersin et Pietro Sarto, notamment. La passion partagée de ces trois protagonistes pour l’art de l’estampe les a incités à réunir sous un même toit les richesses collectionnées dès sa jeunesse par le pasteur – plus de deux cents planches gravées de Dürer et de Rembrandt – et la production d’artistes travaillant quotidiennement autour des presses d’un atelier. La grande ouverture d’esprit des proches du collectionneur a ainsi permis que ce projet aboutisse rapidement à la création de la Fondation. En tant que pasteur, William Cuendet avait très tôt été sensible à la lecture des Écritures qu’en donne Dürer dans ses suites de Passions sur bois et sur cuivre, comme, un siècle plus tard, Rembrandt dans ses eaux-fortes relatant les épisodes de la vie du Christ. 

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William Cuendet (1886-1958)

Né en 1886 à Tizi-Ouzou en Algérie où son père exerça pendant cinquante ans la profession de missionnaire et traduisit la Bible en langue kabyle, William Cuendet passa une grande partie de son enfance dans le village de Djemâa Saridj au cœur des montagnes, puis à Alger où, jeune lycéen, dit-on, il se mit à collectionner ses premières reproductions de gravures. Revenu en Suisse, il acheva d’abord ses études à Lausanne, à la Faculté libre de Théologie, où il se licencia. Il poursuivit son parcours d’étudiant à la Sorbonne, à Yverdon et Glasgow. Le sujet de sa thèse, très remarquée, portait sur la philosophie religieuse de Jean-Jacques Rousseau. De 1911 à 1924, il fut d’abord suppléant, puis pasteur à l'Église française de Zurich. De retour à Lausanne il fut nommé, dès 1924, pasteur de la paroisse de Marterey, et exerça cette fonction jusqu’en 1949. En 1914, il avait épousé la fille de Jean-Jacques Mercier – architecte et mécène lausannois –, Andrée Mercier-de Molin, qui lui donnera quatre enfants, un fils, Olivier, et trois filles, Madeleine, Mireille et Danielle.

A côté de son ministère, William Cuendet joua un rôle important dans la vie sociale et théologique de son canton : il fut le fondateur des Amis de la pensée protestante et le président de la Société vaudoise de théologie. Homme généreux, qui s’occupa activement des réfugiés pendant la guerre, il avait un esprit ardent, qui aspirait sans cesse à mieux connaître et à mieux comprendre. Ses sermons étaient appréciés en raison de leur grande maîtrise intellectuelle mais aussi en raison de la vigueur du verbe que William Cuendet avait éloquent.

Albrecht Dürer (1471-1528), Willibald Pirckheimer, 1514, burin sur papier vergé, FWC&ASP-1978-0027

Animé d’une foi ardente, William Cuendet était un homme que la leçon des Évangiles avait façonné en profondeur et c’est assez naturellement que son regard précoce et exigeant allait se poser sur des images empreintes d’une intense portée religieuse : reflétant ses préoccupations de chrétien, elles alimentent ses lectures et ses réflexions et lui permettent d’établir des correspondances entre la foi et l’art. Selon son fils Olivier, sa collection de gravures s’édifia dans un esprit culturel où l’on « claudélisait » alors volontiers. Or, aux yeux de William Cuendet, chrétien combatif, Albrecht Dürer apparaissait – bien qu’il ne soit jamais allé jusqu’à adhérer aux thèses schismatiques de Luther – comme un protestant avant la lettre, un esprit inquiet des déviances de l’Église romaine et adepte, dans son interprétation de la Bible, d’un retour au Solus Christus et à la Sola scriptura. C’est indéniablement le contenu de ces images, fidèles à la lecture du Nouveau Testament et, en particulier à l’incarnation du Fils de Dieu sur terre, qui conduisit le collectionneur à concentrer l’essentiel de ses choix sur des pièces de Dürer et de Rembrandt. Car ce qui peut rapprocher ces deux artistes séparés d’un siècle et demi, outre leur talent, c’est la vision, puissante, dramatique qu’ils ont donnée l’un et l’autre de la Passion du Christ. Ces épisodes d’une destinée unique, de cet homme mort pour le salut des hommes, ils les ont, chacun à leur manière, interrogés avec une sorte de vérité et de compassion fascinées. Plus de cent planches de Dürer sont consacrées, de près ou de loin, à l’évocation de ce drame, certaines s’attardant plus volontiers à ces scènes où s’intensifie la solitude intolérable du Sauveur, où s’accentue le contraste entre sa pureté et la fatigue, la trahison et la laideur des autres hommes autour de lui : Le Christ au Mont des Oliviers, Le Baiser de Judas, La Dérision du Christ, l’Ecce Homo, autant de thèmes qui arrachent à l’artiste allemand des cris de révolte : images violentes en qui se reflètent ses espoirs et ses craintes personnels : angoisse qui frappe en fait toute une époque à l’approche du demi-millénaire, et que les planches de l’Apocalypse, datant de 1498, tenteront à la fois de traduire et de juguler.

Albrecht Dürer (1471-1528), Le Baiser de Judas, 1510, gravure sur bois sur papier vergé, FWC&ASP-1978-0033

Rembrandt, pour sa part, en dehors d’un œuvre davantage voué à la description d’une réalité immédiate, et souvent intime, grave dans le cuivre quelques images saisissantes de la déchéance du Fils de Dieu : ses deux Ecce Homo de 1636 et 1655, où le Sauveur apparaît livré à la curiosité et à la rage de la populace – et où, dans un sentiment qui témoigne en même temps d’une intense communion et d’une sourde culpabilité, l’artiste s’est représenté assistant à l’événement – en sont une démonstration éclatante. De même, Les Trois Croix, sur lesquelles s’étend peu à peu à peu, état après état, une nuit totale que n’éclaire bientôt plus que le corps du crucifié, ou encore cette vaine lutte, à l’aube, avec l’ange dans le Jardin de Géthsémané, témoignent d’une compréhension et d’une adhésion absolue, par moments presque passionnelle, à l’un des plus pathétiques mystères de notre civilisation occidentale. C’est par ce recours constant à la notion de sacrifice chère à la pensée chrétienne, telle qu’elle s’est développée notamment à partir de la Réforme, que Dürer et Rembrandt ont quelque chose d’unique. Leurs compositions sont des récits illustrés de la Bible, elles propagent une vérité de vie profondément humaine où chacun, même l’illettré, peut déceler son propre drame. On raconte que le pasteur Cuendet citait volontiers ce passage de Jean dans ses sermons – lesquels s’appuyaient très souvent sur ce répertoire d’images : « Car Dieu a tant aimé le monde qu'il a donné son Fils unique, afin que quiconque croit en lui ne périsse point, mais qu'il ait la vie éternelle ».

Albrecht Dürer (1471-1528), Jésus-Christ couronné d'épines, 1512, burin sur papier vergé, FWC&ASP-1978-0007

Et, de fait, la première qualité de cette collection réside dans la cohérence de ses choix. A l’exception de deux burins, La Mélancolie et le portrait de Willibald Pirkheimer, toutes les planches de Dürer rassemblées par William Cuendet se réfèrent à la Bible. De même chez Rembrandt, d’une manière moins systématique peut-être, l’accent porte sur les scènes religieuses auxquelles il attribuait la plus grande part d’émotion. Le collectionneur, qui était également un écrivain distingué et un critique perspicace, s’en explique dans le texte qu’il consacre en 1947, aux Eaux-fortes de Rembrandt. On ne s’étonnera guère, dans ces conditions, que bon nombre des planches sélectionnées par Cuendet dans l’œuvre de l’artiste hollandais illustrent précisément le thème de l’éloquence, ce pouvoir de persuasion dont se servait Jésus quand il s’adressait aux docteurs de la Loi ou à la foule. Parmi les scènes tirées des Écritures que le pasteur a retenues, plus d'une, parmi les plus ambitieuses, représentent des personnages surpris dans l'acte de parler ; et, mieux encore, elles illustrent des passages où le discours constitue le sujet principal de l'action. Ainsi le graveur montre volontiers le protagoniste sous l'aspect d'un orateur absorbé dans l'effort de captiver son auditoire, que ce dernier soit singulier — comme Eve persuadant Adam de goûter au fruit défendu, Abraham expliquant à son fils le sens du sacrifice qu'il lui faut accomplir — ou pluriel — comme Joseph racontant ses rêves à sa famille, Jésus disputant avec les docteurs de la loi, parlant à ses parents, s'adressant à ses disciples, prêchant à la foule, face à un parterre de malades en prières ou de pharisiens incrédules. On comprend que le ministre du culte ait si souvent puisé, pour ses sermons du dimanche, son inspiration dans des images à ce point « parlantes ».

Rembrandt (1606-1669), Le Sacrifice d’Abraham, 1655, eau-forte et pointe sèche sur papier vergé, FWC&ASP-1978-0120

William Cuendet partageait avec de nombreux esprits de ce pays, « cette petite France mystique et rêveuse » dont parle Nerval dans l’introduction de son Voyage en Orient, une sorte de méfiance pudique, de retenue inquiète à l’égard de la séduction des images propre à l’art italien, et en particulier de la couleur, pourvoyeuse d’illusions et qui conduit trop vite à l’éblouissement des sens. Préférable, alors, apparaît la représentation didactique, ou naturaliste, plus honnête ce travail sévère du graveur qui ramène l’œil par le seul pouvoir des ombres et des lignes, du noir et du blanc, à des considérations intérieures plus proches de la réalité métaphysique de l’art. Ce n’est donc pas sans raison que le collectionneur vaudois écarte, à l’exception de certaines planches irrésistibles, comme La Mélancolie, tout le répertoire profane de Dürer, ces planches énigmatiques, en qui se révèlent l’affect souterrain et l’imagination par moments surréelle du maître. Pourtant de telles exclusions fondent précisément l’unité et la grandeur de cette collection, elles reflètent la qualité et la volonté d’un regard authentique.

Collectionner Dürer et Rembrandt était certes, dans la première moitié du XXe siècle, une entreprise plus facile qu’aujourd’hui où seuls les musées et quelques particuliers très fortunés sont encore en mesure de soutenir les enchères des marchands et par là même de se procurer des pièces devenues extrêmement rares. Poussé par sa passion, William Cuendet a eu l’audace et l’intelligence de commencer très tôt sa collection, à peine eût-il achevé ses études, donc à un moment où les planches gravées des deux maîtres n’étaient pas encore aussi disputées que de nos jours. Aidé par sa femme, il sut l’enrichir et l’embellir au cours des ans, substituant une meilleure épreuve à un exemplaire médiocre, ou grâce à des occasions et des trouvailles que seuls les amateurs vraiment acharnés savent susciter. Olivier Cuendet rappelle que les noms des plus grands collectionneurs, conservateurs, historiens d’art, éditeurs et marchands bruissaient dans la maison : « Gutekunst, Klipstein, de Bruyn, Lugt, Huyghes, Julliard, Visser’t Hooft et plus tard, Kornfeld, Decker… ». De telle sorte qu’avant la Seconde Guerre mondiale William Cuendet avait réuni des ensembles aussi exceptionnels que sont les trois Passions sur bois et sur cuivre de Dürer ou ces chefs-d’œuvre de l’eau-forte que sont Les Trois Croix ou La Pièce aux cent Florins de Rembrandt. On devine que ces recherches n’ont pas été sans angoisse et combien de patience, d’habileté, de renoncement aussi, il aura fallu pour rassembler, ne serait-ce que cette suite de la Vie de la Vierge, composée presque exclusivement d’épreuves avant le texte, peu fréquentes et de première fraîcheur. A l’origine de toute vraie collection il y a cet amour inconditionnel, exclusif, créateur.

Rembrandt (1606-1669), Les Trois Croix, 1653, pointe sèche et burin sur papier vergé, FWC&ASP-1978-0142

Il est frappant de constater que les deux collections lausannoises qui sont aujourd’hui réunies sous le toit du Musée Jenisch Vevey se complètent parfaitement : si le docteur Pierre Decker, dont le métier de chirurgien consistait à guérir les corps, s’est intéressé avant tout aux anatomies bien comprises et, chez Dürer en particulier, au burin d’une précision de scalpel, le pasteur William Cuendet, lui, dont la profession était d’apaiser les âmes, s’est passionné davantage pour le contenu spirituel des épreuves rassemblées. Même si, bien évidemment, il n’était jamais insensible au beau métier du graveur, à la qualité d’une pièce particulière. Les écrits qu’il rédigea et les conférences qu’il donnait fréquemment, témoignent d’une connaissance intime de l’art de l’estampe et du plaisir que peut en retirer chaque amateur : « C’est tout un art, appris peu à peu, écrit-il, que de savoir regarder une belle feuille gravée dans tous les éclairages favorables, pour en extraire le sens et les émouvants secrets. On reconnaît un véritable amateur de gravures à des signes révélateurs : des gestes furtifs, et bien à lui, pour tâter le grain du papier à noble filigrane, qui supporte une encre de belle qualité, certains éclairs de l’œil qui caresse l’épiderme d’une œuvre rare, telles affectations d’indifférence alors que le cœur est en émoi et, parfois, l’ostensible volupté d’un abandon sans réserve à l’enthousiasme devant la splendeur d’un tirage parfait. »

Jean-Baptiste Camille Corot (1796- 1875), Un lac du Tyrol, 1863, eau-forte sur papier japon, FWC&ASP-1994-0004

William Cuendet fut appelé de 1921 à 1957 à siéger comme membre de la Commission de gestion de la Collection d’art graphique de l’École Polytechnique fédérale à Zurich et se lia lors de ces séances de nombreux amateurs et spécialistes d’estampes qui appréciaient autant sa connaissance de l’histoire du genre que les interprétations qu’il donnait de cet art si riche et si divers. Sa mort survint en 1958. En 1977, sa femme et ses quatre enfants eurent la largesse d’esprit de constituer avec l’équipe de jeunes artistes actifs à l’Atelier de Saint-Prex une fondation dont le rôle était d’assurer la pérennité de cet ensemble, de l’accroître de nouvelles œuvres et de perpétuer l’esprit de curiosité et de passion qui avait animé le collectionneur et sa femme de leur vivant. Leurs enfants, Olivier et Madeleine en particulier, s’attachèrent de près aux activités de cette Fondation et firent au cours des années, de nouveaux dons de feuilles qui avaient été collectionnées par le pasteur, notamment un remarquable ensemble d’estampes de Corot et de « tableaux en découpure » de Jean Huber.

Jean Huber, dit Huber-Voltaire (1721-1786), Promenade en traîneau, non daté, tableau en découpure, FWC&ASP-Huber-034

Collection de l’Atelier de Saint-Prex et Pietro Sarto

Ce que l’on appelle aujourd’hui l’Atelier de Saint-Prex est en fait né en 1968 à Villette (sur les bords du lac Léman) comme un « ensemble mal défini de presses et de graveurs, […] outil de travail qui appartient à ceux qui l’utilisent », selon les mots de son fondateur et principal animateur, Pietro Sarto. Dans ce premier foyer de création œuvreront certains membres du groupe L’Épreuve, comme Albert-Egar Yersin, Edmond Quinche, Marianne Décosterd et Pierre Schopfer, bientôt rejoints par d’autres artistes comme Jean Lecoultre, Francine Simonin, Denise Voïta, et plus tard Albert Chavaz et Pierre Tal Coat. Installé dès 1971, dans le village de Saint-Prex, dans une maison acquise par Sarto, l’Atelier accueille des artistes étrangers qui séjournent et travaillent sur place, apportant leur savoir et partageant le même esprit de découverte. L’indépendance économique de l’Atelier est rendue possible grâce à sa collaboration avec des éditeurs, notamment les éditions Gonin de Lausanne et celles dirigées par Edwin Engelberts à Genève. Cette maison ouverte, généreuse, est surtout un lieu où artistes, marchands, collectionneurs, conservateurs, poètes et amateurs se croisent et échangent. De ces rencontres est née, dès le milieu des années 1970, l’idée de créer une fondation qui réunirait les forces vives de l’estampe dans le canton de Vaud. Ayant approché les héritiers du pasteur collectionneur, ce sera la naissance, en 1977, de la Fondation William Cuendet & Atelier de Saint-Prex. Un exemplaire de tout tirage effectué sur les presses de l’Atelier est généreusement offert à cette dernière, dépôt qui contribue à l’enrichissement quotidien de la collection.

Pierre Schneider, dit Pietro Sarto, est né à Chiasso en 1930. Après une enfance au Tessin, il passe sa jeunesse à Neuchâtel, puis à Lausanne. De 1950 à 1959 il séjourne à Paris où il s’initie à la gravure auprès d’Albert Flocon et de Johnny Friedlaender. À son retour en Suisse il met sur pied plusieurs ateliers de taille-douce, où à côté de son œuvre de peintre, il déploie une intense activité d’éditeur. Sa première exposition personnelle remonte à 1958, à Lausanne. En 1976, le Musée des beaux-arts de cette ville expose ses travaux parallèlement à ceux de son ami Jean Lecoultre dans une exposition intitulée Curriculum vitae. En 1986, la Fondation Gulbenkian de Lisbonne lui consacre une rétrospective. Son œuvre est régulièrement montrée à la Galerie L’Entracte à Lausanne, et à la Galerie Benador à Genève. En 1993 paraît le Catalogue raisonné de son œuvre gravé. En 2000, une rétrospective est organisée à la Fondation de l’Hermitage de Lausanne et, en 2004-2005, l’exposition intitulée « La gravure en noir et blanc » est présentée aux cimaises du Musée Jenisch Vevey. En 2012, paraît à « La Bibliothèque des Arts » une monographie Pietro Sarto, avec des textes de Florian Rodari, Laurence Chauvy et Pierre Darier. Et en 2022 une exposition lui est consacrée par le Musée Jenisch Vevey et la Villa dei Cedri à Bellinzona.

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Pietro Sarto 

Comme il le répète volontiers, la pratique de la gravure n’est pas pour Pietro Sarto une activité séparée du reste de sa création. Au contraire, elle est capitale et oriente une bonne partie de sa vision artistique. Le moins que l’on puisse dire, c’est que Sarto n’est pas respectueux des règles et définitions qui ordonnent la logique de l’estampe. Tout d’abord, il ne grave pas nécessairement sa plaque pour la multiplier à un grand nombre d’exemplaires, comme le voudrait la tradition. Ensuite, il ne se limite pas une seule technique, mais recourt au plus grand nombre – pourvu que le procédé utilisé, même peu orthodoxe, inattendu, serve sa vision. L’examen attentif de l’un de ses cuivres montre à quelle « nuit de besogne » est soumis le matériau avant de pouvoir délivrer son message La plaque de cuivre est aux yeux de Sarto un miroir de mélancolie propice à la méditation et au retour sur soi. L’intérêt du peintre-graveur s’est en effet très vite porté, dans sa pratique de la gravure, à cette économie particulière qui régit les états, à cette possibilité qu’ils offrent à l’artiste de prolonger indéfiniment l’œuvre dans la durée, de ne plus se séparer d’elle. Pouvoir ainsi, à sa guise, stopper son image dans le moment même qu’elle s’élabore, fixer un aspect furtif de sa métamorphose en cours, en conserver par devers soi un témoignage alors que l’on est déjà à la poursuite d’une nouvelle étape, tel est le privilège unique dont Sarto va se servir abondamment pour approfondir sa vision, pour creuser dans l’image l’épaisseur du temps et se mêler à son flux.

Il est vrai que chez cet artiste l’œuvre n’est pas faite pour aboutir à quelque terme rassurant. Elle est en chemin. Continuellement. Sans jamais vraiment savoir où elle va. C’est pourquoi, aussi, cela ne gêne pas le moins du monde le graveur de poursuivre avec ses pinceaux sur la toile ce qui s’est trouvé bloqué sur la plaque. Ou inversement de questionner une peintre qui n’avance pas en la soumettant aux brutalités de l’acide. En ce sens, l’eau-forte, et plus particulièrement l’aquatinte à laquelle s’adonne presque exclusivement Sarto, réserve des surprises continuelles. Elle appelle notamment la couleur en raison de ces transparences fluides qui la caractérisent. Vapeurs et grains rendent tons et valeurs plus présents, plus immédiatement sensibles au toucher que la gravure au trait, trop stricte, et les rapprochent des effets que le peintre recherche sur sa toile.

On retrouve à plus d’une reprise dans les images de Pietro Sarto le sentiment d’une chute, d’un vertige, de l’engloutissement dans le vide des eaux ou de l’espace, comme si depuis toujours il avait pratiqué le vol à voile ou la navigation en haute mer. Dans ses épreuves gravées, cette sensation d’aspiration et disparition confondues est encore accentuée par le recours aux états où l’image – une fois reconstituée la suite de ses altérations – semble perdre toute solidité et toute notion de durée, pour flotter sans repères dans un suspens d’espace, dans une indécision temporelle, comme si elle voulait s’identifier à l’inconsistance de l’air, au flux des vagues, ou plus encore à ce mélange d’air et d’eau qu’est le nuage, thème omniprésent, obsédant de cette poétique.

Collection Gérard de Palézieux

Associé de très près à la naissance de la Fondation William Cuendet & Atelier de Saint-Prex, le peintre-graveur Gérard de Palézieux (1919-2012) en a constamment enrichi les fonds grâce à ses propres acquisitions. Artiste captivé par la lumière de Venise et ses effets, il a constitué un exceptionnel ensemble d’eaux-fortes de Canaletto, et de plusieurs autres graveurs actifs dans la Cité des Doges, comme les Tiepolo. Par ailleurs, grand amateur du paysage, le pratiquant dans son œuvre, il a rassemblé une riche collection d’eaux-fortes de Claude Lorrain, à côté de divers artistes amoureux du genre. Plus tard encore, ses recherches personnelles l’ont porté à se passionner pour les tentatives de Degas autour du cuivre et de la technique du monotype. Constamment fidèle à l’aventure de la Fondation William Cuendet & Atelier de Saint-Prex, il a légué par testament à cette dernière sa propre production d’œuvres sur papier, riche de plusieurs milliers d’estampes et dessins, et sa collection d’estampes, constituée de pièces magistrales dues aux maîtres qu’il admirait, tels Pissarro, Bonnard, Vuillard, Ker-Xavier Roussel et le Picasso de la série des Saltimbanques.

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Gérard de Palézieux (1919-2012)

Né dans une famille cultivée, Gérard de Palézieux commence des études classiques qu’il interrompt à seize ans pour s’inscrire à l’École des beaux-arts de Lausanne, où il suit les cours de Casimir Reymond et d’Henry Bischoff et bénéficie des conseils de son ami Charles Chinet. Insatisfait de l’enseignement de l’école, Palézieux puise dans les musées et les livres les modèles du grand art qui l’aident à progresser. En 1939, une erreur administrative lui permet de séjourner pendant les premières années de guerre à Florence, où il s’initie à l’art de la Renaissance et découvre le paysage toscan. Il fréquente l’atelier de deux peintres, les frères Trovarelli, dépositaires de toutes sortes de procédés secrets ou disparus : il tirera profit toute sa vie de cette expérience et des discussions autant techniques qu’esthétiques qui se tiennent dans ce petit cénacle. C’est à ce moment aussi qu’il découvre la peinture de Giorgio Morandi à qui il rendra visite plus tard.

De retour en Suisse en 1943, Palézieux s’installe près de Sierre dans une petite maison vigneronne. Il ne quittera plus le Valais, dont les paysages deviennent un des principaux sujets de sa peinture, même s’il se rend régulièrement en Italie, à Rome et dans ses environs, en Toscane, puis dans les Marches d’où il ramène des compositions à l’huile et à la tempera. Dès 1947 il se passionne pour l’art de la gravure à l’eau-forte. A partir des années 1960, il séjourne dans la Drôme, près de Grignan, où s’est fixé son ami le poète Philippe Jaccottet. Ses lavis, dessins et eaux-fortes représentent de nombreux paysages dont les rythmes architecturaux, calmes et solides, sont baignés dans une lumière frémissante. Cet art classique, qui s’appuie avec confiance sur les exemples du passé, atteint alors à son point d’équilibre.
Au milieu des années 1960, à l’instigation de son ami le peintre Albert Chavaz, il se familiarise avec l’aquarelle, technique plus rapide, plus fluide qu’il expérimente lors de séjours au Maroc et en Provence. Cette acquisition d’un nouveau médium coïncide également avec la découverte de Venise où Palézieux se rend désormais régulièrement. Non seulement son art y gagne en liberté, mais sa pratique de l’eau-forte s’en trouve par la même occasion transformée dans la mesure où l’artiste cherche à obtenir à l’aide de l’aquatinte ou du vernis mou les effets de lumière et de transparence propres à l’aquarelle.

Dès le premier jour, la vocation de Palézieux aura été de tenter la restitution, au plus près de son émotion, du spectacle du monde – paysages, intérieurs, objets, fleurs ou fruits. Fait plutôt rare à son époque, caractérisée par d’incessantes remises en question du statut de l’art et de la représentation, il n’a jamais été ébranlé par les modes et a persévéré solitairement dans la traduction fidèle de la réalité. En revanche, son effort s’est entièrement porté à l’acquisition de moyens propres à rendre la vibration de la lumière, à saisir les valeurs les plus subtiles qui animent selon les saisons les pays traversés, villes ou campagnes, montagnes ou bords des fleuves. Une intime cohérence associe sa vision à ses recherches sur les matériaux et à son recours aux papiers anciens, porteurs d’annotations ou de traces d’usure. Cet ensemble de facteurs permet que ses images donnent l’impression d’une perception de plus en plus attentive du passage du temps.

Palézieux a en outre développé une abondante activité de graveur pour l’édition. Il a ainsi illustré, très librement toutefois, les textes de ses amis les poètes Gustave Roud, Philippe Jaccottet, Julien Gracq, Maurice Chappaz, lesquels ont été les premiers à dire l’importance de son œuvre. En 1993, une importante monographie paraît aux Éditions d’Art Albert Skira Genève avec des essais d’Yves Bonnefoy et Florian Rodari. De nombreuses expositions ont été consacrées à son art, principalement, en 1989, au Musée Jenisch Vevey, et à la Rembrandthuis d’Amsterdam en 2000. En 2019, afin de fêter le centenaire de sa naissance, une exposition rétrospective lui a été consacrée par la Fondation Custodia et la Fondation William Cuendet & Atelier de Saint-Prex, à Paris, tout d’abord, à l’automne 2019, puis au Musée Jenisch Vevey, au printemps 2020. À cette occasion un catalogue en 4 volumes, consacré à son œuvre sur papier, a été édité à Milan par les Éditions 5 Continents.