Aussitôt après la création de l’Atelier de Saint-Prex par Pietro Sarto, Albert Flocon se rend dans le petit village du bord du Léman pour y imprimer certaines de ses planches, notamment la série des Entrelacs (1973). Ses théories sur la perspective et ses connaissances approfondies des techniques de la gravure alimentent les échanges autour des presses et lors des repas partagés à la table commune. Les portraits d’Edmond Quinche et d’Ilse Lierhammer réalisés par Flocon témoignent de cet esprit de camaraderie que Flocon évoquera plus tard dans un texte publié en 1979 dans les Nouvelles de l’Estampe.
Né en 1909 à Köpenick, près de Berlin, le graveur allemand Albert Flocon, de son vrai nom Albert Menzel, étudie de 1927 à 1931 au Bauhaus de Dessau, l’une des écoles les plus emblématiques de la modernité artistique du début du xxe siècle. Flocon y suit notamment les cours d’Albers, de Klee et de Kandinsky, mais il est surtout frappé par l’atelier de théâtre d’Oskar Schlemmer, basé sur une conception radicalement nouvelle de l’espace théâtral. À l’arrivée d’Hitler au pouvoir, Flocon émigre en France, où il travaille d’abord comme graphiste indépendant, avant de rejoindre une agence de publicité dirigée par Victor Vasarely. Quand la Seconde guerre mondiale éclate, il s’engage dans la Légion étrangère, mais se voit rapidement démobilisé. En 1944, la famille de Flocon est arrêtée par la Gestapo à Toulouse. Tandis que Flocon est fait prisonnier, sa femme et sa fille sont déportées et assassinées à Auschwitz. C’est dans le contexte tragique de cet emprisonnement que Flocon entame les prémisses d’une réflexion approfondie sur l’espace et la perspective, et conçoit le projet de ses premières gravures. De retour à Paris après la guerre, il est naturalisé français et prend définitivement le nom de Flocon. Sa première suite de gravures, Perspectives (1948), est accompagnée de poèmes d’Éluard. C’est pendant cette période que Flocon rencontre Albert-Edgar Yersin, figure majeure de la gravure romande. Avec Yersin et d’autres graveurs, il fonde le groupe Graphies. L’activité de graveur de Flocon est intimement liée à ses réflexions d’ordre théorique sur les problèmes de la vision et de la perspective, qui nourriront son enseignement à l’École Estienne (1954-1964) et à l’École des Beaux-Arts de Paris, où il occupe la chaire de perspective de 1964 à 1973. Salué par le philosophe Gaston Bachelard comme « le graveur de l’espace-temps du projet », Flocon occupe une place à part dans la gravure de son époque, se démarquant par une gravure profondément consciente des ressorts théoriques et techniques sur lesquels elle se fonde. Après avoir publié un important Traité du burin (1953), Flocon développe les règles d’une perspective curviligne. Cette technique de représentation, qui vise à incorporer le sujet au sein même de la représentation, marquera notamment le jeune Pietro Sarto, qui séjourne alors à Paris.